Fiasco
Quand je suis sorti vers dix heures, j'ai menti avec remords. Le type était sympa, étriqué dans sa bienséance il avait oublié le non dans un vieux dico. Dans la gorge, des nœuds, de l'étroitesse. J'ai fait passer un demi pain au chocolat dans un conduit crevé. Du jus de pamplemousse aussi amer que le voyage. Je suis sorti et je n'ai pas payé. J'ai franchi la porte sur un mensonge. Je me suis dit. Il fallait bien que quelqu'un se fasse baiser en franchissant ce seuil. Je n'y peux rien si le viol est une horreur que je ne peux pas supporter, même en verbe. C'est ce qui m'a rétréci l'estomac pendant deux jours, d'avoir dit viol, d'avoir lancé des menaces pour la vérité. Parce que je n'y croyais pas moi, parce qu'il faut fouiller dans les têtes avec des ongles bien longs et vicieux. D'ailleurs elle a laissé poussé les siens. Elle se perd. La pauvre.
Je parlais sans conviction. J'avais de l'automatisme dans l'éloquence, du théâtral figé. Je draguais au fond de ma mémoire les jolies tournures passéistes, les petites manipulations entre amis. Je suis malade. J'ai un cancer qui me bouffe toute envie. Contre un corps nu et peureux j'ai pas bandé de la nuit, je l'ai eu flasque, cet alcool. Incapable de me tendre. De baiser avec autre chose que du lexique, je pouvais pas, ça m'enrageait moi cette impuissance. Ce corps froid depuis vingt et un ans. Toutes les platitudes qu'on a échangé et son immense lâcheté, ses tremblements de mesquine. C'est une ratée. Elle ne peut rien contre ça, une ratée, c'est à dire une trajectoire molle et prévisible. Une flèche sans dard qui meurt au pied d'un arbre. Un gigantesque, évidemment. Une flèche qui s'abrite dans l'ombre. Je plains son monde d'abîmés, sa verve abattue. De son front, sublime, perlait des gouttes d'abandon, ça en faisait une source pure d'abdication, de lâchetés. C'était à croire qu'on voyait Sedan sur son crâne, et même Pétain et Laval. Ça pactisait là haut avec les plus puissants, les plus forts, ceux qui ont du contrôle sur les choses et qui disent le bon et surtout le beau. Oh, sec, sèche cette nuit là. J'ai goûté de la moquette pour le plaisir de sentir de la rigidité. Celle qui fuyait mon bas-ventre. Je n'avais qu'à grimper le lit, toucher son âme toute raide, prête à être embaumée. Il faut de la senteur, de la parfaite effluve quand on s'aventure dans le grand monde. A l'entrée on laisse ses entrailles, son identité et son intelligence. A l'entrée, le physionomiste vous suce toute la différence, toute l'originalité.
J'ai eu un train à 13h17. J'imaginais que la police me poursuivait. Je l'ai vue arrêter un type, le menotte. Pauvre gars. J'étais dans un endroit réservé, un truc de semi-puissants où tu rentres avec une carte contrôlée par une folle. Quand il est sorti j'imaginais qu'il appelait la police. Qu'elle arrivait pour me chercher. J'avais l'ouïe frénétique, je captais chaque pas, j'entendais la machine à café distribuer gratuitement ses gobelets. J'imaginais partout, comme le cliquetis des chaînes d'un fantôme, le métal des menottes heurter la ceinture du con policier qui me les passerait.
Personne n'est venu. Le train est arrivé à son terminus sans fracas. Juste l'odeur de mon voisin.
Il y a de l'abandon dans tous les individus qui se lâchent le coeur sans élastique, qui s'imaginent cardiaques indomptables. Ce ne sont pas des anthropologues ces gens là mais bien des porcs au milieu des gorilles. Je crois que personne n'a jamais compris Rhinocéros. Personne. Ce n'est pas la dénonciation du totalitarisme mais du conformisme. Du même rampant agréable, des gentilles commodités, des artistes cooptés et consanguins. La peau rèche et l'amer. La dissolution. La foule cet abandon de soi-même.